...Depuis plus de quinze ans, je vis avec ces noms des
victimes du massacre de la Saint-Barthélemy que Simon Goulart, il y a
près de quatre cent cinquante ans, consigna dans quelques pages des Memoires
de l’Estat de France, pour les faire sortir de l’oubli dans lequel
les avait plongées la tuerie de masse. Parfois même les noms n’ont pu
être restitués et nous restons avec des silhouettes meurtries,
éventrées et défenestrées, aperçues par des témoins, fantômes de
l’horreur.
En janvier 2018, lors d’un colloque sur l’espace politique de
la conversion, je fis la rencontre de Jérémie Foa et ce dernier
m’évoqua le contenu du livre qu’il était en train d’écrire. Je pus
alors mesurer l’enthousiasme de l’historien retrouvant dans les
archives notariales de l’été 1572 les traces de ceux qui étaient nommés
par Goulart, reconstituant des bribes de vie, éclairant les raisons
d’actes toujours sidérants, qui brouillent l’histoire dans cette
sidération même, saisissant le fil qui menait des victimes aux
bourreaux, pas si nombreux qu’on pourrait le croire, « une poignée
d’hommes » (p. 38).
L’attente fut comblée par l’arrivée de ce bel ouvrage à la
couverture noir et or, contant en vingt-sept chapitres l’itinéraire du
chercheur pour reconstituer des bribes de vie arrachées, offrant une
lecture de la Saint-Barthélemy à hauteur de visages. Ce fut une
découverte donc, comme l’éditeur semble nous y convier, car le travail
de Jérémie Foa mène par cette micro-histoire à de sérieuses avancées
concernant les acteurs et les modalités du massacre. Il laisse aussi
entrevoir de tristes similitudes par-delà les siècles et les mers, de
Saint-Germain l’Auxerrois aux pogroms des XIXe et XXe
siècle ou à Murambi. Mais c’est le lecteur qui les dessine ; Jérémie
Foa, lui, se concentre sur son objet et en trace les contours tout en
étant extrêmement conscient à la fois des vertus de l’obstination et
des cadeaux inespérés qu’offre parfois la patiente recherche dans les
archives, le hasard des rapprochements et des devinettes, permettant
par exemple de retrouver dans un « Estienne Brochant », erreur-valise
de copiste, le Louis Brescheulx marié à Marie Creichant (p. 129).
Si Jérémie Foa se situe dans la lignée d’un Goulart, même si
c’est avec beaucoup d’humilité – et d’humanité – qu’il reconnaît
l’importance des motivations mémorielles qui ont présidé à l’écriture
de Tous ceux qui tombent, son entreprise diffère cependant de
celle du pasteur en un point essentiel : il n’y a aucun esprit de parti
dans son travail, car il exhume et tâche de comprendre. Malgré les
torrents d’encre déjà versés sur les rivières de sang, son ouvrage
éclaire le lecteur sur plusieurs points.
Le massacre de la Saint-Barthélemy, tout d’abord, n’est pas si
soudain, si informe et si anonyme que cela. Deux versions des causes du
massacre s’opposent généralement : celle de la préméditation royale et
celle du débordement populaire. En ce qui concerne la première, légende
noire se diffusant dans la littérature protestante dès 1573 et d’ores
et déjà « détricotée » (p. 7) par les chercheurs, Jérémie Foa, s’il ne
prétend pas « trancher la question » de savoir « si quelqu’un a
ordonné, au sommet, les massacres », est néanmoins sceptique (p. 264),
réaffirmant que le massacre n’a pas été « prémédité » et montrant le
rôle essentiel de « groupes de travail soudés antérieurement » (p. 9).
Quant à la seconde, elle émane de plusieurs sources, plus ou moins
précises. Si le roi a fait justifier l’élimination des chefs
protestants par une prétendue imminence de coup d’État il a également
appelé à cesser les massacres. Ces derniers seraient donc du fait des
anonymes, impression qui est rendue par la majorité des récits
historiques, rendant compte d’une atmosphère de chaos, de tuerie et
d’insécurité généralisés. Ce qui sans nul doute était le cas, mais tend
à offrir un angle de vue un peu large. Or le diable est dans les
détails. Et Jérémie Foa choisit d’explorer une voie médiane, celle d’un
massacre qui ne fut donc ni fomenté, ni complètement inattendu,
explorant le caractère paradoxal d’un événement non « prémédité » mais
« préparé » (p. 9), en s’intéressant justement aux détails qui vont
souligner des culpabilités plus ciblées.
Si Jérémie Foa atteste l’existence des victimes mentionnées
par Simon Goulart, s’il peut tenter d’expliquer le « merci » glaçant de
Nicolas Aubert aux meurtriers de sa femme (p. 12), il établit des
rapprochements saisissants, notamment par la topographie, qui replace à
l’épicentre du massacre la « vallée des misères » et les maisons de
quelques massacreurs, les Nicolas Pezou et Thomas Croizier notamment,
miliciens de la première heure, acharnés persécuteurs de huguenots
depuis quelques années. Les victimes de la Saint-Barthélemy étaient
généralement habituées à une surveillance rapprochée, voire aux
emprisonnements de quelques jours. Ce qui a changé en cette nuit du 23
au 24 août 1572 et dans les jours qui ont suivi à Paris, dans les mois
mêmes dans d’autres grandes villes, c’est le passage à l’acte radical.
Mais les acteurs – Jérémie Foa insiste là-dessus –, étaient les mêmes.
Le massacre a été rendu possible par des années de persécution ; c’est
alors de continuité qu’il faudrait parler et non de rupture : « On ne
se réveille pas tueur un triste matin, on le devient » (p. 58).
En ce qui concerne les motivations du massacre, Jérémie Foa,
tout en reconnaissant la finesse des analyses de Denis Crouzet qui ont
permis de redonner tout son poids à l’angoisse eschatologique des
bourreaux, conduit le lecteur vers une appréciation de l’ambiguïté. Il
semble que la haine et la diabolisation construites par les années
d’entraînement anti-huguenot, furent le combustible auquel la peur de
l’assimilation au conjoint protestant ou, de façon encore plus triviale
et absolument omniprésente, l’appât du gain, ont mis le feu. Le monde
dont il est ici question, a fortiori dans le quartier du
Louvre où a commencé le massacre, est peuplé de bourgeois artisans,
commerçants, concurrents parfois, et les maisons des victimes
recelaient parfois – pas toujours mais les tueurs pouvaient du moins
l’espérer – quelques objets d’un certain prix. Et c’est là que, de
façon surprenante, on retrouve la culpabilité des puissants dans le
massacre des anonymes, celle de Henri d’Anjou notamment, qui a profité
de ces spoliations soudain légitimes pour faire saisir par ses hommes
une horloge de prix ou des chevaux ; Monsieur « pris la main dans le
sac du massacre » (p. 258).
En se situant au ras du sang, l’auteur pose aussi des
questions jusqu’alors ignorées : le massacre pouvait-il ne pas toucher
tout le monde, en sa pitié ? Les quelques indices de réponse qu’il
avance nous plongent à nouveau dans des abîmes de perplexité tout en
étant, au regard de notre indifférence si fréquente aux souffrances
d’aujourd’hui, les plus probables : certains, au cœur des massacres,
semblent les avoir totalement ignorés, poursuivant leurs actes
notariés, leurs mariages et baptêmes. À moins que ces derniers n’aient
été de précieux gages de catholicité… ?
Jérémie Foa donne enfin une tonalité judiciaire à la fonction
de l’histoire, quand il met en évidence le fait que les coupables des
massacres, connus de la Couronne, n’ont pas été punis, qu’ils sont
morts dans leur lit, et, qui pis est, chargés d’honneurs. La question
de la culpabilité du roi et de son conseil secret, mise en avant par
les historiens protestants des années 1570, prend un tour nouveau sous
ce regard, car si les actes n’ont sans doute pas été dictés d’en haut,
il semble que les miliciens aient néanmoins agi en bons serviteurs de
la monarchie : « Non seulement les tueurs de la Saint-Barthélemy,
meurtriers assumés, n’ont été ni jugés ni poursuivis : non seulement
ils ont joui d’une totale amnistie mais ils ont, vingt ans durant, été
soutenus, choyés, accompagnés, gratifiés par les derniers Valois et
leurs interchangeables représentants », dénonce-t-il ainsi p. 264, ce
qui repose d’une autre façon l’écrasante culpabilité de la Couronne.
Le livre de Jérémie Foa est ainsi un jalon important dans la
réflexion sur ce qui s’est passé en ces troubles mois de l’été et de
l’automne 1572. Au-delà, il offre un exemple stimulant de ce que la
micro-histoire peut apporter à l’explication des causes et confère une
effrayante concrétude à ce que le temps et les analyses sur la nature
partisane des écrits historiques des guerres de Religion ont contribué
à mettre à distance, réactivant ainsi une nécessaire vigilance.