Documents biographiques

[p.235] « Je confesse avoir reçu de Monsieur Petit-Jan

libraire imprimeur à Fontenay, pour le compte de Monsieur

d’Aubigny, mon père, les livres dont les titres suivent :

Discours des médailles de Le Loyer ; les Hommes

Illustres de Thevet ; Histoire du Roi Charles par

M. de Belleforest : Les œuvres de Ronsard en deux tomes ;

Les Politiques de Platon et d’Aristote ; la Bibliothèque de

M. de La Croix : le Ménage des champs de M. de Serres

que led. Petit-Jan a porté au mémoire de Monsieur d’Au-

bigny, comme les tenant du sieur Bregeon imprimeur à Paris

à qui ils avaient été commandés.

Fontenay le septième

jour du mois de janvier l’an mille six cent neuf.

[Signatures de Constant et au-dessous « reçu / » Aubigné]

Commentaire

Antoine Le Pois, Discours sur les medalles et graveures antiques, principalement Romaines. Plus, une Exposition particuliere de quelques planches ou tables estans sur la fin de ce livre, esquelles sont monstrees diverses medalles et graveures antiques, rares et exquises, Paris, Par Mamert Patisson, 1579.

André Thevet, Les vrais pourtraits et vies des hommes illustres grecz, latins et payens, recueilliz de leur tableaux, livres et medailles antiques et modernes, Paris, Par la vefve Kervert et Guillaume Chaudière, 1584.

François de Belleforest, L’Histoire des neuf roys Charles de France : contenant la fortune, et heur fatal des roys, qui sous ce nom de Charles ont mis à fin des choses merveilleuses, Paris, P. L’Huillier, 1568.

Pierre de Ronsard, Les Œuvres.

Aristote, Platon, Les Politiques.

François Grudé, s^r de La Croix du Maine, Premier volume de la Bibliothèque du sieur de La Croix Du Maine, qui est un catalogue général de toutes sortes d'autheurs qui ont escrit en françois depuis cinq cents ans et plus jusques à ce jour d'huy, Paris, A. L'Angelier, 1584.

Olivier de Serres, Le Théatre d'agriculture et mesnage des champs, Paris, Jamet-Métayer, 1600.

L’identification de l’édition des Œuvres de Ronsard est difficile. Nous ne connaissons pas d’édition en deux tomes. On peut penser à une erreur de copie pour « dix tomes », et dans ce cas il s’agirait de l’édition procurée par Galland chez N. Buon en 1604. Quant aux Politiques de Platon et Aristote, il peut s’agir d’un titre approximatif pour Loys Le Roy, De l’origine, antiquité, progres, excellence et utilité de l’art politique. Ensemble des Legislateurs les plus renommez qui l’ont prattiquée, et des autheurs illustres qui en ont escrit, specialement Platon et Aristote, avec le sommaire et conference de leurs Politiques, traduittes de Grec en François et eclarcies d’expositions pour les accomoder aux meurs et affaires de ce temps, par Loys Le Roy, dict Regius (Paris, Fédéric Morel, 1567), professeur de grec au Collège de France[1].

Qu’enseignent ces achats de livres ? Le livre de Le Pois contient dans sa dernière partie un ensemble de médailles de divers empereurs romains, que précède un long traité sur divers sujets, la numismatique, les honneurs à Rome, les différents grands hommes qui se sont succédés sous la république et sous l’empire. Le livre s’associe celui de Thevet, richement illustrée. Comme Montaigne s’intéresse aux personnes et aux « vies » qu’il découvre dans Plutarque mais aussi dans Tacite[1], Agrippa d’Aubigné s’intéresse aux individus et à leur figure. Même si dans les Tragiques la théorie des tyrans antiques et des persécuteurs de la foi révèle surtout une réflexion sur la tyrannie et sur la religion, l’histoire reste pour lui comme pour son époque celle des rois et des grands personnages qu’il veut se représenter. Cela ne rend que plus originale et plus forte la décision, particulièrement marquée au frontispice du tome III de 1619, de ne plus faire de l’Histoire universelle une histoire d’Henri IV mais des guerres et du parti protestant..

Acheter Thevet en 1609 ne va pas de soi. Il a déjà à cette époque une solide réputation d’affabulateur, et à Paris, on se moque de lui. Plus tard, dans un quatrain qu’il griffonne sur un volume manuscrit, Aubigné s’en moque aussi : avec ses « songes et creuses pensees », Thevet est « prophet[e] des choses passees » et « historien de l’avenir »[1], ce qui en fait un double inversé de l’auteur de l’Histoire universelle et des Tragiques, historien du passé et prophète de l’avenir, comme il convient. D’autre part, dans un projet de chapitre pour la Confession du sieur de Sancy rédigé entre 1597 et 1605 et resté inachevé, Aubigné s’est déjà gaussé de lui et de Belleforest, puisque les deux se sont disputés en justice la paternité de la Cosmographie de Levant : « deux plagiaires », dit-il[1]. Il achetait des auteurs qu’il méprisait par ailleurs.

Ces deux achats comme ceux de la Bibliothèque de La Croix du Maine, des Politiques, et même de Ronsard, concernent ce que nous appellerions des ouvrages de référence : un livre de bibliographie, un classique de la philosophie politique. Ils sont liés à un projet. Ronsard, Aubigné le connaît depuis longtemps. S’il achète les Œuvres, c’est qu’il veut l’avoir sous la main parce que le livre auquel il travaille, Les Tragiques, veut reprendre la plus haute ambition des Odes, des Hymnes, des Discours, pour faire de l’auteur le successeur du Vendômois, mais un successeur qui change tout, en n’écrivant plus pour le roi mais contre lui, en substituant à la mythologie l’histoire et la Bible, et à la venustas et au pittoresque le style rude. Ces livres intéressent donc les deux grands chantiers de l’écrivain, les Tragiques et l’Histoire, dans leur ambition littéraire, historique et politique. En 1609, Aubigné est probablement en plein travail, à un moment où les tensions qui ont accompagné et suivi l’Édit de Nantes, le rapprochement d’Henri IV avec Rome, la politique d’opposition ferme des calvinistes que Sully appelle « brouillons », se sont un peu apaisées – dans quelques mois, le geste de Ravaillac changera tout. Le volume Tronchin 160 de la Bibliothèque de Genève contient un état manuscrit du début de la Chambre doree qui doit dater des années 1600. Il n’a pas de titre. Il est 40 % plus court que le passage correspondant dans l’édition princeps de 1616. Le travail d’enrichissement s’est probablement fait dans les années 1610, surtout après la mort d’Henri IV, qui crée un nouveau contexte et libère la parole. Mais dès avant cette mort, les grandes ambitions étaient là.

Quant au livre de Serres, il révèle l’intérêt que porte Aubigné à l’exploitation de ses terres : le temps des guerres civiles fini, le gentilhomme se retire sur ses terres et se consacre à l’otium lettré et à la gestion de ses biens : Enay.