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© Fondation de Crest - photo Dominique Noir

Une action en justice d’Agrippa d’Aubigné contre le duc de Mercoeur à propos de la place d’Ancenis
Jean-Raymond Fanlo
CIELAM, Université d’Aix-Marseille
jean-raymond.fanlo@univ-amu.fr

  1. Contre le duc de Mercoeur, dernier grand ligueur à résister au roi jusqu’à l’édit de Nantes, Agrippa d’Aubigné est féroce en prose et en vers, en français et en latin[1]. Ce que nous ignorions, c’est qu’un conflit financier l’a opposé à lui, puis à son épouse et héritière. Les minutes du notaire Guillaume Nutrat conservées aux Archives nationales contiennent le document suivant :
Fut présente en sa personne tres haulte et puissante princesse Madame Marie de Luxembourg, duchesse de Penthievre, douarriere de Mercoeur, princesse de Martigues, etc., vefve de feu hault et puissant prince Monseigneur Philippes Emanuel de Lorraine, vivant ducdudict Mercoeur et Penthievre, pair de France, prince du Sainct Empire et de Martigues etc., lieutenant general de l’empereur en ses armeescontre les infidelles. Madite dame tant en son nom que comme tutrice et curatrice de haulte et illustre princesse Madamoiselle Françoyse de Lorraine, fille mineure d’ans dudict deffunct seigneur duc et d’elle, laquelle dame a fait et constitué esdictz noms son procureur Me Charles Ferault, procureur en la cour de Parlement, et luy a donné et donne pouvoir et puissance de plaider, opposer ,appeler, eslire domicile , substituer, et par especial pour et audict nom de madite dame esdictz noms comparoir par devant Messieurs des Requestes du Pallais à Paris et par tout ailleurs où il appartiendra à l’assignation donnee audit defunct seigneur duc de Mercoeur à la requeste de Theodore Agrippa d’Aubigné, escuier, sieur des Landes, par exploit de Leger, sergent, du xxiie de novembre VI ung, et illec declarer jour et affirmer en l’âme de madite dame esdictz noms, comme elle a faict par devant les notaires soubs signez, que le defunct seigneur duc de Mercoeur ne elle ne debvoient, lors de la saisie faite ès mains d’icelluy feu seigneur duc, aulcune chose du pris de la vente et allienation a luy faite par monseigneur le duc d’Elbeuf de la terre, baronnie, seigneurie d’Ancenis audict seigneur duc d’Elbeuf. Et depuis ne luy a esté et n’est aussy deu aulcune chose pour autre cause que ce soict et generallement promettant , obligeant esdictz noms. Faict et passé en l’hostel de Nutrat, l’un des notaires soubzignez le mercredy après midy cinquiesme jour de juing l’an mille six cens et deux. Et a madite dame signé la presente mynutte avec lesdits notaires soubzsignez suivant l’ordonnance…
Ainsi signé :
Marie DE LUXAMBOURG
NUTRAT, notaire, avec paraphe
HAUMAS, notaire, avec paraphe[2].

Le 22 novembre 1601, Aubigné a donc assigné donc Mercoeur devant la chambre des Requêtes du Parlement de Paris à propos de la place d’Ancenis. Pour répondre à cette assignation, la veuve du duc, décédé le 19 février 1602, donne le 5 juin 1602 procuration à Charles Ferault pour plaider en son nom et en celui de leur fille unique. L’information, surprenante, demande quelques précisions.  
  1. Mercoeur a acheté Ancenis à Charles Ier, duc d’Elbeuf, le 11 septembre 1599[3]. Cette place sur la Loire en amont de Nantes est devenue importante à la fin des guerres. En décembre 1588, à Blois, Henri III fait assassiner le chef de la Ligue, Henri de Lorraine, et son frère, le cardinal Louis II de Lorraine. Elbeuf, qui est de la même maison et dans le même camp, est arrêté et emprisonné à Loches. Il doit payer rançon. En 1591 et 1592, il sollicite les États de Bretagne, il envoie à Madrid un cordelier d’Ancenis demander l’aide de Philippe II[4]. Libéré par Épernon, le duc reste avec une dette de 80000 écus de rançon. Il a laissé sa fille en gage. En 1594, il passe dans le camp du roi qui lui a promis cette somme, ou plutôt qui l’invite à la réunir par des impositions sur la Loire à Ancenis: c’est le peuple que le bon roi Henri veut faire payer[5]. Aux portes de Nantes et de la Bretagne, la province encore tenue par la Ligue, Ancenis est stratégique : le 17 décembre, une conférence y réunit des représentants du roi (Mornay) et des représentants de Mercoeur. En 1597, ce dernier tente de se gagner la place, Mornay redoute ses intrigues et craint qu’elle échappe à Elbeuf[6]. Mercoeur parviendra à ses fins, consolidant ainsi son gouvernement de Bretagne, mais seulement après la signature de l’édit de Nantes.
 
  1. La procuration de Marie de Luxembourg ne signifie pas qu’Aubigné ait voulu, acquis ou cru acquérir la place. Eût-il par extraordinaire disposé de fonds importants, une telle acquisition était impossible. Les huguenots se sont éloignés du roi depuis l’abjuration ; à partir de 1596, les négociations avec lui se tendent ; ils sont parfois au bord de l’insurrection : il n’eût pas accepté que l’un d’eux, et des plus intransigeants, occupât une telle place. Dangereuse pour son pouvoir, la chose eût aussi ruiné ses relations avec la Ligue, alors qu’il devait se gagner l’opinion catholique. Financièrement, politiquement, Agrippa d’Aubigné n’a pu acheter Ancenis. Tout ce que dit Marie de Luxembourg, c’est que son défunt mari et elle ne doivent rien à personne sur la place qu’ils ont achetée. Elle parle d’une dette.

  1. D’autres procurations nous éclairent. La duchesse doit répondre à une autre assignation concernant Ancenis, et elle déclare :
  Ils [Marie et son époux] ne debvoient et ne doibvent à cause de l’acquisition de la chastellenye, terre et seigneurye d’Ancenis, que la somme de quatre vingt six mil escuz restant à payer du prix de ladite acquisition, qui se doit payer aux creanciers de monseigneur le duc d’Elbeuf dedans deux ans selon l’escrit qu’on n’a (sic) par luy baillé, sur lesquels deniers y a plusieurs autres arrests faits à la requeste d’autres creanciers dudit seigneur duc d’Elbeuf et generalles promesses contractées en son nom. Faict et passé au lieu de la Roquette prochain, le sabmedy avant midy xixe jour de febvrier l’an mil six cens 7[7]. Dès le 24 avril 1600, elle et son mari avaient ordonné… les rachaptz des rentes deues par ledict Seigneur duc d'Elbeuf aux personnes denommées en l'estat qu'il en a baillé ausdictz Seigneur et Dame constituans dès le [en blanc jour de [en blanc] dernier passé, montant à la somme de quarante mil trente trois escuz ung tiers [biffé: ensemble au payement des arrerages si aucuns en sont deubz], et en retirer [biffé: tous] les contractz de constitution, acquictz et descharges necessaires[8].  

Ces rachats ont été financés par la vente de biens dans le Dauphiné… au duc de Lesdiguières. Preuve que les affaires ont vite repris après l’édit de Nantes, y compris entre un chef ligueur et un chef protestant. La place d’Ancenis était grevée de dettes et Aubigné était un créancier parmi d’autres. Il a fait un simple placement financier.

  1. Il est partiellement rentré dans ses fonds. Le 21 décembre 1602, un jugement a condamné et Marie de Luxembourg et Elbeuf. Par procuration du 20 août 1603, la première mandate le même procureur Ferault pour accepter la sentence, et…

acquiescer aux perilz et fortunes de Monseigneur le duc D’Elbeuf, à certaine sentence donnée de Messieurs des requestes du Pallais en datte du XXIe decembre dernier, obtenue par Me Pierre Odespung, advocat en Parlement, tant allencontre de Madicte Dame que dudict Seigneur duc d'Elbeuf[9].  

Plus tard, Marie se retourne en justice contre Marguerite Chabot, duchesse d’Elbeuf (le duc est mort le 4 août 1605) car par contrat, celle-ci s’est engagée en février 1612 à s’acquitter sous trois ans et un jour des sommes dues aux divers « particulliers rentiers ». Comme elle ne l’a pas fait, le 17 septembre 1616, le Parlement condamne ses receveurs à verser 2916 livres à Agrippa d’Aubigné, comme le révèle un document des Archives de Saône et Loire :

Pierre Rousseau, ecuier demeurant à Paris rue de la Varerie parroisse Sainct Jehan en greve, au nom et comme procureur de Messire Theodore Agrippa d’Aubigny, Chevalier sieur des Landes, gouverneur pour le roy au lieu de Mallezais [Maillezais], fondé de procuration passee au lieu de Mallier [Maillé], jurisdiction dudit Mallezets, signee Aubigny, Bruneau, Deboitte, cy apres transcrit, confesse audit nom avoir eu et receu de Mre Salomon Chesnau, receveur des aydes, tailles et domaine de Masconnois, absent, par la main de Me Benoist Foillard, suivant les finances aupres des deniers dudit Chesnau comme il a dit, la somme de deux mil neuf cent seize livres, dix neuf sols, deux derniers en pieces de seize sols et 7 deniers France, le tout bon et ayant cours. Pour laquelle ledit sieur d’Aubigny auroit fait procedder par saisie et arrest ès mains tant dudit Chesnau que de Mre Joachim Grilles, son compagnon d’office, sur les deniers desdits aydes comme appartenant à dame Marguerite Chabot, vefve de feu Messire Charles de Lorraine, vivant duc d’Elbeuf, qui debvoit ladite somme audit sieur d’Aubigny. Et par arrest de la cour de Parlement du septiesme septembre mil six cent seize lesdits Chesnau et Grilles avoient esté condampnez vuider leurs mains en celles dudit sr d’Aubigny de ladite somme de deux mil neuf cent seize livres, dixneuf sols, deux deniers France. Il est porté par ledit arrest donné entre ladite dame duchesse d’Elbeuf, Sr d’Aubigny, et lesdits Chesnau et Grilles, que ledit Rousseau audit nom a presentement baillé et delivré audit Foillard avec une quittance par ledit sr d’Aubigny passee par devant lesdits notaires dessus nommez d’iceux, signee et dudit sr d’Aubigny, en date de Mallezets le vingtuniesme jour decembre mil six cent dix sept, en l’acquit dudit sr Chesnau, receveur de ladite somme de deux mil neuf cent seize livres, dix neuf sols, deux deniers, pour les causes susdites[10].  

On remarquera qu’entre 1601 et 1616, Agrippa Aubigné, dont la noblesse était sujette à caution[11], s’est élevé socialement en passant du titre d’écuyerà celui de chevalier. Il a donc donné quittance le 21 décembre 1617, à Maillé, et le 25 janvier de l’année suivante, son représentant, Pierre Rousseau, donne main levée pour la somme reçue. Les démêlés de Marguerite Chabot avec les créanciers de son époux ne sont d’ailleurs pas finis, puisque le même document des Archives de Saône et Loire contient ensuite, en date du 7 décembre 1618, l’obligation qui lui est faite de fournir à la duchesse de Mercoeur les preuves des remboursements qu’elle doit avoir faits, sous peine de nouvelle saisie. La somme encaissée par Aubigné n’est pas très élevée : 2916 livres, environ 8602 euros, d’après un convertisseur de monnaies qu’on trouve sur le web et qui donne une livre pour 2,95 euros[12]. Soit il a déjà touché d’autres remboursements, soit il n’avait fait qu’un petit prêt.
  1.  Quand a-t-il eu lieu ? Forcément entre le passage d’Elbeuf dans le camp du roi en 1594 et la vente d’Ancenis à Mercoeur le 11 septembre 1559. En 1595 Aubigné vend un cheval à son ami Jacques de Constans pour 200 écus, environ 1917 euros avec l’écu à 3,25 livres[13] et la même équivalence de la livre en euros (2,95). Le même jour, 13 octobre 1595, il récupère surtout 3333 écus puisque le même Constans déclare devant notaire qu’un certain nombre de créances dont il était formellement bénéficiaire reviennent en fait à Agrippa, comme s’il n’avait servi que de prête nom[14], une opération assez étrange… En octobre 1595, Aubigné s’arrange donc pour disposer d’un petit pécule. Elbeuf est à Poitiers. Il a rejoint le camp du roi, il s’est valeureusement comporté auprès d’Henri IV au combat de Fontaine-Française[15] : il est possible de traiter avec lui. C’est peut-être à ce moment que le prêt est fait. Ce qui prouverait qu’au moment où dans la Responce de Michau la polémique théologique fait rage contre Boulenger et derrière lui contre la ville catholique de Poitiers, des affaires d’argent se concluaient avec son gouverneur, Elbeuf, récemment revenu du camp ligueur et l’intransigeant gouverneur de la place huguenote de Maillezais.  
  1. Le procès intenté à Mercœur aura donc résulté d’un placement malencontreux et des finances compromises du duc d’Elbeuf. Agrippa d’Aubigné n’en a jamais parlé dans ses mémoires ou sa correspondance. Lui qui déplorait et exaltait volontiers la pauvreté et les sacrifices des protestants intègres, il n'a pas voulu se montrer en acheteur de terres, ce qu’il a été à Maillezais comme à Genève, ni ni en prêteur de sommes d’argent, ce qu’il a encore été à Genève[16].
[1] Voir Confession catholicque du sieur de Sancy, I, 10, et Poésies politiques, satiriques, Poemata…, éd. J.‑L. Charlet, B. Charlet-Mesdjian, J.-R. Fanlo, Paris, Garnier, 2022, p. 206-208 et 478-480.
[2] Archives Nationales, Minutier central, Minutes de Guillaume Nutrat, notaire au Châtelet de Paris, coteMC/ET/VIII/559, f° 463, r°-v°. Ces minutes sont numérisées. J’indique la foliotation actuelle, celle de l’inventaire est inexacte. La transcription n’aurait pu se faire sans l’aide de M. Jean-François Viel, paléographe, que je remercie. Je ponctue le document.
[3] Les historiens hésitaient sur la date de cette vente. Elle est établie par les minutes du notaire François Croiset, Archives nationales, MC/ET/VIII/423, fol. IX/XX/XVI (je donne ici la référence fournie par l’inventaire des Archives nationales) : le 3 septembre 1601.
[4] Documents sur la ligue en Bretagne. Correspondance du duc de Mercoeur et des ligueurs bretons avec l'Espagne, XI, extraite des Archives nationales, et publiée avec une préface historique et des notes par Gaston de Carné, Rennes, Société des bibliophiles bretons et de l'histoire de Bretagne, 1899, p. 85.
[5] Voir Pierre de Vaissière, « Fragments de mémoires de Jean du Houssay, seigneur de La Borde », Annuaire-Bulletin de la Société de l'histoire de France, 1912, Vol. 49, No. 2 (1912), p. 267. Dès juin 1594, Henri IV confie Poitiers à son gouverneur, Elbeuf, alors que celui-ci ne s’est pas encore formellement rallié à lui (Berger de Xivrey, Recueil des lettres missives de Henri IV, IV, Paris, Imprimerie nationale, 1848, p. 17.
[6] Lettre à Schomberg, 17 juin 1597, Memoires de Messire Philippes de Mornay, A La Forest, Jean Bureau, 1625, p. 808 et 807.
[7] MC/ET/VIII/557, f° 31 r°.
[8] MC/ET/VIII/557, f° 69.
[9] MC/ET/VIII/562, f° 109 v°.
[10] Archives de Saône et Loire, C 605.
[11] Voir La Responce de Michau l’aveugle… édit. J.-R. Fanlo, Paris, Garnier, 2022, p. 12-13.
[12] http://www.histoirepassion.eu/?Conversion-des-monnaies-d-avant-la-Revolution-en-valeur-actuelle.
[13] https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cu_(monnaie).
[14] Le document a été vendu le 26 janvier 2012 par le Cabinet De Baecque à Lyon. Voir ici même les Documents biographiques…
[15] Histoire universelle, édit. A. Thierry, IX, Genève, Droz, 1995, p. 57.
[16] Voir ici même les documents biographiques.







                                     
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